daniel viguier, réalisateur/plasticien audiovisuel


L'image insensée 

L'image est partout. Fidèle et documentée elle représente, raconte, divertit. Fantasmatique elle idéalise, stylise, caricature, divertit encore. Elle fait écho au monde ; au monde de dehors, de chacun, au monde quotidien, exceptionnel, dérisoire. Toujours vraisemblable elle tisse un maillage de sens, de logique et de cohérence. De plus en plus elle conditionne, détermine, maîtrise, signifie le réel dont elle devient une sorte de double audiovisuel sans lequel plus rien n'est possible.
Il est une autre image.
Une image invraisemblable, hors norme, virevoltante, facétieuse, terrible. Une image sens dessus dessous dont les sens débordent le sens. Une image qui s'exhibe en ses formes et couleurs, ses vitesses et lenteurs. C'est l'image sensation, l'image du jeu poétique plus préoccupé du « côté palpable des signes »(Jakobson) que des référents, de présence que de représentation. Comme la danse contemporaine elle aime les corps vacillants, les espaces mouvements. Comme ces musiques du concret sonore elle capte, invente, électro-acoustise des matières audio-visuelles. Elle s'associe parfois à ces pratiques voisines qui relèvent de la même démarche et fusionne dans l'espace scénique d'un espace multimédia.
Cette image là est rare, peu médiatique, presque sauvage. Elle apparaît au début du siècle dans le sillage de la peinture impressionniste, cubiste ou abstraite. Elle s'appelle alors cinéma intégral, absolu, futuriste, dadaïste, etc... Elle meurt dans les années trente écrasée par le cinéma parlant, exclusivement narratif, se refait une santé aux U.S.A. Dans les années cinquante avec le cinéma underground, resurgit en Europe au début des années soixante dix sous l'appellation très discutée de cinéma expérimental, nourrit de nouvelles ambitions dans le vidéo-art avant de trouver peut-être le moyen virtuel et numérique de ses jeux utopiques et insensés.
Ces pratiques audiovisuelles plus ou moins plasticiennes et marginales ne sont pas de simples objets expérimentant quelques virtuosités formelles. L'enjeu est autrement essentiel. Et si l'extraordinaire normalisation de l'industrie des loisirs a réussi à le faire oublier ou à l'occulter en partie depuis près d'un siècle, elle n'a pu étouffer complètement le scandale que suscitent encore ces images. Beaucoup les jugent insupportables. Gratuites, on les accuse d'insignifiance, voilà le scandale.
Nous étions quelques cinéastes expérimentaux, au début des années 80, à nous faire traiter de «petite vérole du cinéma français» par un responsable du Centre National de la Cinématographie. Plus récemment, on qualifie les images numériques «d'images automates, pauvres, insignifiantes et mortes», jugées et pesées à l'aune de ce que l'enregistrement cinématographique contient lui d'affect et de chaleur humaine, toutes choses tenues pour arguments philosophiques.
« Car là où il n'y a pas de corps, il n'y a pas d'âme, c'est à dire de regard. Et qu'y a-t-il de durable en l'absence des yeux ? Une image vivante présente une curieuse parenté avec l'individualité. C'est une surprise, qui reste. L'inerte et les algorithmes sont d'essence répétable, comme tout ce qui manque d'être », nous dit le médiologue Régis Debray dans son livre « Vie et mort des baleines », à moins que ce ne soit « Vie et mort des médiologues », enfin c'est « Vie et mort de quelque chose ».  Il faudrait consulter la liste des ouvrages qui portent ce titre, mais elle est interminable et un peu... répétitive.
Là où l'indifférence suffirait à marquer la distance, les invectives meurtrières semblent traduire une inquiétude pour ne pas dire une angoisse quasi métaphysique.
Le scandale n'est pas nouveau. On se souvient des impressionnistes plus soucieux de formes et de rythmes colorés que de peinture narrative, historique, mythologique ou mélodramatique, laissant cela au réalisme pompier des peintres académiques, les Bouguereau, les Meissonnier, les Cormon, les Gervex... : ceux qui célébraient avec succès le vérisme social et renvoyaient à la société bourgeoise le reflet fidèle de sa propre mythologie quotidienne.
Loin de ces préoccupations Monet a cherché l'ultime fusion des éléments, de la lumière, de l'eau, des végétaux et tenté une appréhension globale du monde fluide, dématérialisé au fil des métamorphoses ; engloutissant dans ses coagulés végétaux l'anthropomorphisme servile. Cézanne a décomposé les formes, maçonné l'espace de volumes géométriques, évacué l'anecdote. Il a saturé la profondeur et traqué les rythmes où se cachait la « petite sensation ». La fameuse petite sensation qu'il revendiquait inlassablement et qu'il pianotait en touches subtiles, battant de son pinceau les nuances d'une délicate musique visuelle.
Les sarcasmes n'ont pas manqué. « Une peinture de barbare, dissonante et criarde, dépourvue d'humanité, impossible à regarder sans que les yeux n'aient à subir quelques dommages » a-t-on dit. Que n'a-t-on pas dit qui ne puisse aujourd'hui faire chorus avec ce qui se dit de nos images ? Héritier des libertés acquises par le romantisme – lui abandonnant cependant toute idée de sublimation subjective, au profit de la sensation pure – l'impressionnisme s'est affranchi de la perspective linéaire euclidienne. Il a ouvert la voie au cubisme qui, plus radical, a mis le feu au système perspectif, multipliant les points de vue, superposant, synthétisant et compressant jusqu'à faire perdre aux figures, volumes, épaisseur, opacité, identité. Un joyeux chambardement que la science commençait à entrevoir.
Dès 1896 Poincaré jetait les bases d'une nouvelle mécanique en expliquant comment un corps massif « gauchit » l'espace à son voisinage : « L'espace absolu, le temps absolu, la géométrie euclidienne même ne sont pas des conditions qui s'imposent à la mécanique ; on pourrait énoncer les faits en les rapportant à un espace non euclidien ». Un peu plus tard, Einstein décrivait dans la théorie de la relativité un espace courbe et relatif. Une quatrième dimension faisait irruption dans l'espace/temps tridimensionnel.
Bien des ouvrages de vulgarisation comme ceux de Gaston Pawlowski : « Voyage au bout de la quatrième dimension » (1912), diffusaient ces théories au plus fort des avant-gardes et la plupart de leurs protagonistes n'y étaient pas indifférents. « On discutait à l'époque de la quatrième dimension et de la géométrie non euclidienne » déclarait Duchamp dans un entretien. Simultanément et à l'unisson de l'abstraction, du futurisme, du dadaïsme... une cinématographie de la rupture s'appliquait également à subvertir l'espace tridimensionnel.
« Fragmenter, contracter ou distendre le temps, associer les choses les plus dissemblables, créer des incohérences ou rendre toute continuité narrative impossible, tout dans cette cinématographie participait... » (Dominique Noguez), participe encore du même désir de transgresser le sens, de bouleverser les valeurs anthropocentriques et de traiter le matériau visuel comme un champ de forces énergétiques. « Nos pirouettes insensées nous mettent la tête en bas. Le monde est à l'envers (enfin!). » G. Charensol (1925). « VOIR la beauté d'une image et de ses rapports avec d'autres images, sans plus se soucier de leur signification. » G. Charensol (1925). « Pour moi la figure humaine, le corps humain n'ont pas plus d'importance que des clés et des vélos » F. Léger. « Un vrai film (…) doit puiser dans son principe actif et émotif dans des images faites d'uniques vibrations visuelles. » Germaine Dulac (1928).
Mais ce qui finalement, a été accepté de la peinture n'a pu l'être du cinéma ou difficilement car le cinéma lui même a pris en charge la représentation de la société bourgeoise triomphante, fière de son emprise sur le monde. Après la peinture vériste, introduisant le mouvement et donc le temps dans la photographie, le cinéma a eu (il a toujours) pour vocation de fixer les faits et gestes, de narrer les actions, les sentiments, les événements, de contenir la vie quotidienne dans un espace d'éternité ; « La mort enfin vaincue » titrait un journal lors des premières projections cinématographiques. Il l'a fait en s'inspirant des codes visuels que l'Art pompier (et non pas le théâtre) avait su élaborer pour synthétiser une circulation fictionnelle dans l'instant resserré d'une seule image. Se contentant d'abord du point de vue unique de la prise de vue fixe devant une scène ininterrompue (le plus souvent adossée à un décor peint, de style pompier), il a ensuite compris l'avantage du découpage spatial et la nécessité d'inventer ses propres codes narratifs à partir de la multiplication des axes et des plans.
Revenons à la rupture cézanienne. Qu'y avait-il là de subversif et en même temps d'inaperçu ? Pendant que les frères Lumière plantaient une caméra devant la sortie de leurs célèbres usines, Cézanne et ses amis mettaient à mal, sans préméditation excessive, comme par inadvertance, ne mesurant aucunement leur inconséquence, la représentation tridimensionnelle que la perspective linéaire avait creusée, quelques siècles plus tôt, dans les aplats dorés de la symbolique céleste du Moyen Age. Bouleversant l'espace de représentation, ils ébranlaient les structures mêmes de la réalité établie, réalisée en quelque sorte, à la mesure de l'homme.

Réalité ? Mais encore !

D'inspiration plotinienne, la théologie de Saint Augustin avait conçu le monde médiéval, jugé illusoire, fallacieux et périssable, au bénéfice exclusif de la réalité céleste, la seule vraie face parce qu'éternelle.
A partir du treizième siècle, une théologie franciscaine de la sensualité, plus attentive aux beautés terrestres et largement impliquée dans les progrès de l'optique qu'elle diffusait partout en Europe (ainsi que les dominicains pour une moindre part), ouvrait le monde à une imprégnation divine. Avec ferveur elle témoignait du vivant comme un tout procédant du divin et faisait émerger des reliefs du monde une réalité terrestre dont l'horizon ne devait pas tarder à paraître illimité. De ce nouveau rapport au monde, de ces techniques d'observation qui creusaient le ciel, a pu naître une représentation tridimensionnelle de l'espace. La renaissance trouva les moyens mathématiques de son application universelle et lui donna un absolu humaniste.
Depuis, l'horizon côtoie le divin laissant poindre à l'infini de sa fuite très exactement, une ouverture sur la totalité du monde. Par cette ouverture transpire l'au-delà céleste et pénètre le « Rayon Divin ». Dans la pyramide visuelle de la perspective, le « Rayon Divin » relie le point de fuite (le sommet pyramide, l'infini lointain) au point de vue du spectateur situé lui aussi au sommet de la même pyramide inversée en miroir devant l'image. Il fait correspondre l'homme et Dieu. Entre ces deux pôles, comme une irradiation de ce « Rayon divin » central, un faisceau de lignes de fuites maillé d'intersections de plans enserre le monde, reliant tout à tout dans un quadrillage de mathématique, de logique, d'homogénéité et de continuité. En tout résonne, comme un écho de Dieu, le sens fondateur reflet sublimé de la pensée. Une résonance de l'homme en Dieu et de Dieu en l'homme.
C'est une fusion homme-monde, véritable figure d'absolu à laquelle chacun peut s'identifier, vers laquelle chacun peut tendre en un formidable élan de pénétration, de maîtrise et d'appropriation du monde. Elle permet à l'homme quotidien de replier l'au-delà sur son propre ego et de se reconnaître dans la profondeur de l'histoire, accomplissant tel un génie tremblant, le projet d'une transcendance humaniste. Centre et sens de tout ce qui est, immanent jusqu'au bout de l'étirement spatio-temporel, il va réduisant le monde aux dimensions de ses propres structures mentales, saisissant partout son reflet spéculaire.
Du point de fuite au point de vue, de l'infini-Dieu à l'infini-homme s'étire, linéaire, une spatio/temporalité où se déroule, du plus éloigné/ancien au plus rapproché/actuel et de gauche à droite, une circulation fictionnelle définie, théorisée, codifiée d'emblée dans le traité d'Alberti : « De la peinture » (1435). Tous les éléments de la représentation analogique narrative y sont requis. L'enregistrement objectif du réel, le vraisemblable, le détail anecdotique, la transparence neutre des constituants picturaux, (couleurs, contraste, formes ne doivent pas attirer l'attention ni exister pour eux-mêmes), l'idée de réel référent, l'identification à la chose représentée – il s'agit de faire participer celui qui regarde à l'action : « ...qu'il pleure avec ceux qui pleurent, rie avec ceux qui rient »-convergent vers une fonction unique de la peinture : reproduire, représenter, arranger ou inventer des séquences d'actions humaines pourvues de sens (l'historia). « Et je puis fort bien" écrit Alberti "contempler un tableau avec un plaisir égal à celui que j'éprouverais en lisant un beau récit historique ; car tous deux, peintre et historien, sont peintres – l'un peint avec des mots et l'autre avec le pinceau ».
Toutes choses qui trouveront accomplissement et aboutissement avec la puissance narrative de la représentation cinématographique. Une fusion sommitale avec Dieu que Descartes parachève quand il pose l'homme, nous dit Axelos « ...comme l'ego, le sujet conscient, fondement de tout ce qui est, saisissant, avec certitude – dans et par sa représentation, sa conscience, sa connaissance technico-scientifique et sa physico-mathématique (et puis anthropologico-historique)- ce qui est. L'homme pose cependant aussi, à partir de l'idée d'infini qu'il trouve en lui, Dieu comme la cause de soi, le fondement de ce qui est, le garant des vérités éternelles. La boucle est ainsi bouclée : l'être humain renvoie à l'être divin et inversement ».

La perte

Mais lorsque Dieu meurt sous les clameurs nietzschéennes, c'est l'homme qui agonise trop ajointé et identifié au divin. Et se joue la perte ontologique, le rien au point ultime, l'effacement du référent suprême. Et le réel est révoqué. Le réel façonné pour l'élan total s'avère déficient, impropre à tout, à création, à sublimation, à peine digne d'une misérable dérision comme dans ce « Rêve » imbécile, empuanti d'émanations sordides, dernier poème (1875) d'une quête rimbaldienne vouée à l'échec. Le génie des « illuminations », cet homme absolu de l'infini voyage à travers l'espace réel, celui qui était « ...l'amour, mesure parfaite et réinventée, raison merveilleuse et imprévue et l'éternité », porteur d'un salut anthropocentrique, n'est plus qu'un fromage puant :
« Rêve »
On a faim dans la chambrée -
C'est vrai...
Emanations, explosions,
Un génie : je suis le gruère !
Lefebvre : Keller !
Le génie : je suis le Brie !
Les soldats coupent sur leur pain :
C'est la vie !
Le génie – Je suis le Roquefort !
-Ca s'ra not'mort !...
-Je suis le gruère
Et le Brie...etc
Valse
On nous a joints Lefebvre et moi etc...
La pissotière de Duchamp – entre autres ready-made (ces bouts de réel machinés (industriels) qui se rajoutent mécaniquement au naturel sans plus de signification, quasi autonomes comme la photographie) – confirme l'obscénité et fait basculer le réel dans la fosse des déjections. La réalité éclate, désagrégée, métaphysiquement obscène. Pourtant cette perte ontologique qui souffle des rafales de néant sous « les semelles de vent » de Rimbaud et qui, plus tard chez Beckett, réduit l'homme fossilisé dans le vide métaphysique, n'est peut-être plus aujourd'hui, n'était peut-être déjà pas un simple nihilisme.
Le même Nietzsche, fossoyeur de l'homme-dieu, n'a-t-il pas établi le corollaire positif de la perte en déclarant : « On est artiste à la condition que l'on sente comme un contenu, comme la chose elle-même, ce que les non-artistes appellent la forme. De ce fait, on appartient à un monde renversé, car maintenant tout contenu nous apparaît comme purement formel – y compris notre vie » (la Volonté de puissance). Libérée de ses fonctions de représentation la forme devient contenu, accède à l'autonomie de sa présence. Elle s'offre dénudée, démythologisée, comme densité de vie, ce qui n'est pas n'importe quoi. Ce qui est au contraire l'excellence, le meilleur de l'art puisqu'il échappe à l'obsolence du contenu menacé d'incompréhension après que le référent suprême, le sens fondateur, se soit transformé, déplacé ou tout simplement évanoui. La forme/contenu est ce qui subsiste.
A cela fait allusion Tzara, l'autre versant de Dada – très peu remarqué d'une postérité préoccupée de nihilisme duchampien, occupée surtout à bégayer ce vide (à gérer le ready made) dans le cadre institutionnel – quand il écrit les Sept Manifestes Dada : « Dada n'est pas moderne. Dada est la base primaire de tout art. Dada est pour le sans sens de l'art, ce qui ne signifie pas non sens. Dada est dépourvu de sens comme la nature ».
Voilà les quelques phrases délaissées et pourtant essentielles à partir desquelles il est nécessaire de reprendre élan : le sans sens et non pas le non sens. Le non sens désigne l'absence de l'homme en tant que « postulat métaphysique d'une raison des choses ». Il est le vide où l'homme n'est plus, où cesse la pénétration des structures mentales, où la chaîne des causalités, la dialectique ne parviennent plus à réduire l'inconnu au connu, le non soi au soi. Il délie de tout, exile de la Totalité.
Avec lui l'inconnu de la mort s'avère permanent, une ruine de l'être de chaque instant. Il est ce manque douloureux qui fait croire à l'incomplétude, l'envers du tout, l'inconcevable, l'insupportable néant, la déréliction de l'absurde. Il fait vivre la mort, l'inexistence, éprouver la nausée que Sartre a tenté d'endiguer avec l'Existentialisme, un humanisme ultime dans lequel l'homme se constitue et se fonde en tirant de lui même sa totale nécessité d'être.
Le sans sens, au contraire, accepte le non être comme une composante de l'être. Ne pas être tout pour être en convivialité avec le monde étranger à soi. Il introduit un rapport de sympathie entre l'homme et tous les possibles d'une réalité multidimensionnelle qui excède à la fois la transcendance et le nihilisme son envers. Il en résulte une sorte de nudité ontologique sereine, délivrée du sentiment de perte et propice à une nouvelle présence au monde (« nous ne sommes pas au monde » disait Rimbaud).
Hors du mythe et de la logique (indissociables et défaillants), attentive simplement à ce qui est, la présence renoue avec un rythme, le rythme du cosmos énigmatique. Elle épouse la dynamique des contraires qui fusionnent et s'opposent dans le mouvement incessant de l'un-multiple ; « ... entrelacement des contraires et de toutes les contradictions, des grotesques, des inconséquences : la Vie » (Manifeste Dada 1918). « Nous ne prêchions pas nos idées, nous les vivions, un peu à la façon de Héraclite... » écrivait Tzara.
Le feu logos héraclitéen n'est pas loin qui, le premier, rompit l'emprise mythologique offrant l'explication d'un monde paradoxal dont la seule permanence (réalité) est le changement. Le feu est pour Héraclite le moteur de l'Univers, qui n'a pas de commencement ni de fin. Le logos est ce qui lie les phénomènes dans le rythme de la dialectique des contraires ; « la signification de l'unité fragmentaire » toujours en devenir.
Parménide voulut figer ce logos (il y parvint, la métaphysique occidentale suivra ce chemin) dans une sorte de mystique de la logique et du positif. Il opposa à Héraclite la connaissance absolue d'un être immuable : la Raison, oubliant son aspect négatif et mythique. Puissance transcendante et vecteur d'anthropomorphisme elle fit de la réalité une projection humaine. Le monde apparut comme un champ d'investigation à parcourir et à pénétrer, offert à l'intelligible suprême, l'intellect divin.
Ainsi fondée et traversée en toutes choses de potentialité humaine, la réalité imposa cet art mimétique qui s'épanouit pleinement sous Aristote. Le réalisme, extrême humanisation des formes de représentations (c'est à dire signifiant l'humain) permit pour la première fois, de confondre dieu et l'homme. Imitant la nature, l'artiste s'affirma l'égal de ce dieu qui lui ressemblait déjà.
Au cinquième siècle av/JC, le sculpteur Phidias se vantait modestement de « … donner aux dieux leurs figures », un siècle plus tard, péremptoire, Lysippe s'exclamait : « je fais ce que je vois» et affirmait un « je » démiurge sur lequel se refermait l'au-delà du monde. L'anecdote, les grandes contemplations humaines y puisèrent leurs premiers élans.
Une poétique de l'être en devenir quant à elle n'ambitionne rien d'autre que le paroxysme des formes antagonistes sans jamais les laisser fusionner tout à fait. Au plus près de l'équilibre, elles vacillent encore, évitent l'uniformité de l'harmonie accomplie ; une infime déchirure subsiste au cœur même de l'unité approchée pour que palpite toujours la tension dynamique d'une secrète « dansité ». C'est là, au bénéfice de l'art dépouillé, ouvert sur la vie que l'unité déchirée condense (con-danse, danse avec) le néant, accumule des vides jusqu'à l'épaisseur du vivre.
De la gangue des représentations mytho/onto/logiques, le sans sens de l'art comme de la nature décape la base primaire, la densité, le rythme d'une précaire et permanente vibration existentielle aux multiples formes d'un réel protubérant et incertain.
Ce qui forcément, n'est pas moderne, n'appartient à rien, échappe même à l'exclusivité de l'art, bien qu'il en soit le manifeste. Une fois surmonté le « ...dégoût de la prétention de ces artistes représentants de Dieu sur terre... » (Tzara), « ...ce qui compte – écrit Blanchot dans l'Espace Littéraire – ce n'est pas l'artiste, ni les états d'âme de l'artiste, ni la proche apparence de l'homme, ni le travail, ni toutes ces valeurs sur lesquelles s'ouvraient jadis l'au-delà du monde, (c'est) une recherche cependant précise, rigoureuse, qui veut s'accomplir dans une œuvre qui SOIT – et rien de plus ». Une œuvre qui n'ajoute au monde aucun surplomb de transcendance, se contentant d'une condensation extrême, à l'écho parfois d'un simple laisser être ou d'un laisser faire.
Une recherche dont l'image numérique peut être le moteur et le support déterminant si, comme c'est déjà probable, comme c'est déjà perceptible, elle développe dans une sorte d'effet pervers accéléré, des articulations imprévues et contraires à sa vocation première. Conçue d'abord pour optimiser l'efficacité des systèmes de représentation développés depuis la Renaissance, elle est, en bout de chaîne, l'aboutissement d'un projet que la peinture à l'huile initia : la capture mimétique du Réel dont on a vu quels étaient les fondements.
Au terme d'une longue évolution la peinture à l'huile riche de repentirs, de glacis, de transparences, et de subtils dégradés de lumière, parvint en 1410 sous le pinceau de Van. Eyck à révéler (au sens photographique) dans le monde plat du Moyen Age, les innombrables détails d'une nouvelle et profonde réalité tendue à l'infini de tout et pénétrée en tout par un divin infra-mondain. Elle offrit sous le signe de l'éternité et du calcul perspectiviste, un vecteur de pénétration, de préhension et de maîtrise.
Après la photo-ciné-vidéographie, l'image numérique procède de la même logique, du même désir démiurgique de reproduire et maîtriser le monde au long de cette vectorisation tendue. Elle optimise la capacité mimétique de ces moyens, leur substituent une sorte de perfection : la mobilisation mathématique des algorithmes. En déterminant des points dans un plan ou dans un espace, l'itération de ces équations génère des formes dynamiques qui selon le type d'équation, reproduisent l'apparence, l'évolution, le mouvement, la croissance d'objets ou d'êtres vivants.
N'y a-t'il pas une simulation accomplie, un parachèvement souple et délié de cette réalité aperçue dans les fils convergents de la mathématique perspectiviste. L'image numérique continue et continuera de tendre ces fils de cohérence, d'homogénéité et de stabilité, pénétrant secrets et lois, déflorant mystères et stratégies, cherchant l'unicité des principes, désirant l'ultime. Elle continuera longtemps à plagier le monde pour y célébrer l'extrême de l'homme. Aussi longtemps qu'elle pourra, elle imitera l'art cinématographique, clonant quelques unes de ses stars avant de créer ses propres ersatz.
Mais bien des signes avant-coureurs laissent entrevoir un possible retournement. L'informatique ne peut éviter, en corrélation avec sa propre croissance, de générer des effets pervers de plus en plus importants. De simplement contrariants et périphériques ceux-ci pourraient devenir contradictoires et centraux au risque de franchir, à terme, un seuil fatidique au-delà duquel les conditions initiales n'opéreraient plus ou opéreraient différemment.

La sensation d'univers

Qu'en est-il alors de l'image numérique ? Qu'y a-t-il dans ses articulations secrètes, ses vitesses accrues, son efficacité dopée qui puisse induire quelques spécificités inouïes.
Sans domicile fixe et sans identité, immatérielle, l'image numérique apparaît partout au hasard d'écrans multiples et différents. Son véritable territoire est celui de la lumière, de l'instantanéité, de l'ubiquité. Par le jeu des fragmentations, des transformations et déformations, des métamorphoses multiples, fluctuantes et discontinues, ses formes instables nous introduisent dans une totalité changeante où rien ne semble pouvoir s'établir, toujours en projet d'incessantes gestations. Au gré de variations dynamiques elles peuvent se déployer, imploser, resurgir et se perdre dans des jeux d'inversions, être au dedans et au dehors, contenir et être contenues.
L'espace, le temps et toutes choses s'y trouvant, cessent d'être des entités distinctes pour devenir chacun une dimension des autres. Ils n'ont plus capacité à définir des altérités en quête de rapports stables et signifiants. A force d'imbrications, d'instants réitérés, de transformations, d'hybridations, ils s'apparentent, comme les coagulés végétaux nimbés de fluidité lumineuse de Monet et les fragmentations kaléidoscopiques de Cézanne, à des concrétions bio-dynamiques, ou à des coulées cosmo-énergétiques. Comme les efflorescences colorées de laves vivantes que numérise Kawagucchi, le minéral, le végétal, et le vivant se combinent et se métamorphosent en un tout organique, boursouflé et protubérant, continûment spiralé d'excroissances mêlées. Au contact de ces bio-dynamismes il n'y a plus à se reconnaître, mais de la sensation d'univers à éprouver.
Pour avoir absorbé le spectateur/acteur dans sa propre spatio-temporalité interactive, l'image numérique n'a pas un point de vue, elle les a tous, elle n'a pas de temps chronologique mais des temps utopiques, elle n'offre plus le reflet distancié et pérennisé du monde. La notion même d'image disparaît, s'évanouit pour laisser la place à une virtualité globalisante qui n'est plus de l'ordre de la représentation analogique d'un réel donné mais d'une synthèse algorithmique et quasi biologique du principe de réalité. Ce qui autorise toutes les manipulations « déréalisantes », tous les possibles d'un réel excédé.
Et si la narration a besoin d'un réel référencé stable et distancié sur lequel appuyer la cohérence interne d'un vécu identifié, si l'image analogique et particulièrement l'analogie cinématographique donne à vivre dans l'oubli de soi un réel capté, l'image numérique quant à elle propose un vécu bien réel par le jeu de virtualités actives très peu réelles. Happé dans le magma des appropriations interactives et des digestions anonymes, totalement dilué, ce vécu devient une sorte de matière bouillonnante sans début, sans fin, semblable à des expériences éphémères, riches de potentialités futures, a-temporelles.
Plutôt avide de combinaisons bondissantes, de rencontres aléatoires et fructueuses, ouvert à des apparentements inattendus, il préfère des rapports sensoriels avec la matière-énergie pour y créer ses propres inflexions. Certaines de ces inflexions auront peut-être la dansité suffisante pour résister aux appropriations anonymes et perdurer un temps, respectées, entretenues comme des ilôts de vie nécessaires.
Reprenant à son compte, non sans perversion, quelques déconstructions et autres démythifications avant-gardistes du début du siècle, oubliant ce qui résonnait de perte ontologique dans les proportions de chaos, d'aléatoire, d'anonymat pour ne retenir que des processus fertiles, se jouant de la géométrie euclidienne et des règles de la perspective linéaire, sans les détruire tout à fait, l'image numérique n'offre plus ce point de vue qui plaçait l'homme au sommet de la pyramide visuelle et lui assurait une position sommitale. Elle referme un peu la fenêtre miroir ouverte jadis sur l'infini de l'homme-monde préférant secréter des hyper-mondes dont on ne sait encore rien et dans lesquels il faudra accepter de se perdre avant de découvrir de nouveaux horizons.
De tridimensionnelle, linéaire et absolue la réalité est devenue quadridimensionnelle, courbe et relative, difficile à éprouver tant elle est mouvante, discontinue et paradoxale. Les scientifiques découvrent depuis près d'un siècle ce que la physique quantique appelle aujourd'hui un complexe espace-temps-matière (aux composantes indissociables, soumises à des effets de feed-back, chacune étant une dimension des autres) sans trop pouvoir le définir, sans avoir plus de certitude quant à la réalité elle-même.
Un tel flux d'images, de mondes virtuels continuellement générés, tourbillonnants d'apports, de corrections anonymes, d'ajouts aléatoires, de métamorphoses, pourrait bien emporter dans ses remous ce qui fonde le statut de l'artiste, de l'oeuvre d'art, de l'art lui-même depuis que l'homme s'est aperçu au bout de l'infini, comme « postulat métaphysique d'une raison des choses ». On peut se demander si derrière ces images paradoxales n'émerge pas un art post-humaniste ou un art autrement humaniste. Un art qui ne serait plus tout à fait un art mais un art quand même.
Après l'art anthropocentrique, un art de la condensation est-il en train d'inventer les figures mouvantes d'une mythologie sans mythe, trop volatiles pour s'attarder, mais suffisamment denses pour embuer la transparence nihiliste ? Et l'artiste, ce génie dépouillé, ce piéton au semelles de néant, orphelin ontologique, devient-il plus modestement un simple auteur au sens étymologique : « celui qui augmente », celui qui à sa mesure ou démesure, roule et déroule l'écho du monde, agite les « grelots du cosmos » ? Ces images nomades et techniques de manipulation électronique sont-elles alors les moyens d'une nouvelle syntaxe artistique ? Définissent-elles, enfin, un nouveau rapport au monde pluridimensionnel dans lequel l'homme aurait à vivre de plain pied et en sympathie avec ces flux d'énergie utopiques et insensés, sans autre ontologie que l'épreuve sensorielle, infiniment complexe et extrêmement nuancée, de ce qui EST ?

Daniel Viguier (manifeste, 1999-2000)

Cézanne 1895 La carrière de Bibemus
Les pyramidesde la perspective